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Le destin cabossé de l'homme aux 15 cravaches d'or
C'était le week-end dernier, à Auteuil, lors du Grand Steeple-Chase de Paris. Christophe Pieux, le jockey aux 1900 victoires, est tombé avant le départ de la course, ajoutant une dimension tragique à sa légende de champion flamboyant.
C'est le plus grand jockey de tous les temps, et pourtant il est là, le cul dans l'herbe, seul au milieu de la piste, incrédule devant 12.000 spectateurs, moins étourdi par le choc que par l'absurdité de cette chute : me faire ça à moi, Christophe Pieux! Depuis que «Le Figaro» publie des chroniques hippiques (1826), il n'aura jamais été question d'un événement sportif aussi extravagant. Au départ, je dois seulement faire le portrait de l'homme aux 1900 victoires, inégalable aussi en longévité (43 ans), en héroïsme (le Grand Steeple-Chase de Paris 2009). Au départ, je ne sais pas très bien par quelle porte le faire entrer dans l'histoire des courses, je parle de la grande histoire, celle où les héros meurent pour de vrai, où chaque obstacle est un ennemi, un taureau, et le saut de la rivière des tribunes une hypothèse offerte à la foule transie, envieuse, souriante à l'idée du trépas, la mort comme on s'envole, et le lendemain en larmes pour suivre le cortège funèbre et national de Georges Parfrement, tombé en 1923 sur les haies d'Enghien. Georges Parfrement a détenu le record des victoires (1007) jusqu'en l'an 2000, où Christophe Pieux l'a battu, à 33 ans. Il entre alors dans l'histoire par une porte que personne n'avait encore ouverte avant lui : un champ de mines, aucune trace à suivre. Depuis dix ans, il repousse le danger à coups d'audaces, d'insouciances. Il n'a plus rien à prouver, plus personne à battre, mais il continue de danser avec la Camarde et en gardant son style, cette façon d'être à cheval qui est un pur scandale.
Vingt-cinq ans de chutes et près de 200.000 obstacles franchis pour la gloire.
Pieux tire son génie d'une prise de risque effrayante : il monte les chevaux d'obstacles comme des pur-sang de plat, chaussant les étriers très haut, ce qui le place en déséquilibre permanent, exigeant une acrobatie de rattrapage à la réception de chaque saut. Les jeunes qui essaient de l'imiter, c'est simple, tombent et se tuent.
«Ne cherchez pas à faire comme lui, ordonne l'entraîneur Jean-Paul Gallorini à ses apprentis jockeys. Il est unique, inimitable, rallongez moi tout de suite ces étriers!»
Mais les gosses d'aujourd'hui n'ont qu'une idole : Christophe. Il faut dix ans pour faire un jockey, encore dix ans pour devenir un crack. Au-delà du crack, il y a Christophe Pieux, qui a couru sa première course en 1985. Vingt-cinq ans de chutes, près de 200.000 obstacles franchis, sa carrière est le cauchemar des statisticiens et des médiums. On se demande tous quand... Moi-même, en écrivant, j'ai peur. Comme si, à quelques heures du Grand- Steeple Chase de Paris qu'il doit remporter cet après-midi à Auteuil, l'énoncé grandiloquent de son palmarès, qui est aussi le canevas de ma vie de turfiste, pouvait lui porter malheur, comme un bilan prémonitoire, ou quelque chose comme ça. Mais je continue.
Ses cravaches d'or sont au nombre de 15. Imaginez un boxeur qui resterait quinze ans champion du monde, un cycliste qui remporterait 15 fois le Tour de France. Parmi les 1.900 victoires, tous les plus grands prix, plusieurs fois de suite. Des centaines de chutes qui lui valent cette tête de boxeur, ce corps zébré de cicatrices, fracturé de partout. Jusqu'à l'année dernière, où il atteint une sorte de sommet, offre au public l'un des moments les plus dramatiques de l'histoire d'Auteuil.
Il fait chaud, c'est le dernier dimanche de mai, jour du Grand Steeple-Chase de Paris, comme ce matin. C'est la course la plus longue, la plus dure de l'année, on passe deux fois la rivière des tribunes. Christophe Pieux monte Remember Rose, le favori. Après 4 kilomètres de course, dans le tournant d'Auteuil, alors qu'il est en tête, à la corde, Remember Rose cogne la lice. Les 500 kilos du cheval lancé à 50 kilomètres/heure écrasent le pied du jockey, la botte se déchire, la sangle de la selle se décroche. Sans doute Christophe Pieux n'a-t-il pas senti la douleur pendant l'effort. Mais avec cette selle qui glisse entre ses jambes, le privant de tous ses appuis, il ne peut pas ne pas mesurer les risques qu'il prend désormais à continuer la course. C'est exactement ce qu'il aime prendre, des risques en escalade, à l'élastique. Il continue et saute le rail-ditch and fence (surnommé le «juge de paix») comme à la parade. Encore 1000 mètres de course. La chaleur est diabolique, les chevaux crèvent littéralement de chaud, deux d'entre eux ne s'en relèveront pas, ce n'est plus une course, c'est un massacre. Christophe Pieux commence à sentir son pied qui pisse le sang, il y a encore quatre, trois, deux haies à franchir, le public a vu les autres tomber, il ne sait rien mais a conscience d'assister à une course extraordinaire. Pieux franchit la dernière haie, c'est fait, la foule hurle son soulagement. Allez Christophe, maintenant, au bout! Montre-leur!
Imaginez un boxeur qui resterait quinze ans champion du monde, un cycliste qui gagnerait quinze Tours de France !
Oui, il leur montre. Il se détache sur le plat, personne ne revient sur lui, Christophe Pieux et Remember Rose passent la ligne. C'est fait! Christophe se dresse sur ses étriers, mollement, et pour cause : la selle ne tient plus. Il parvient à lever le bras en signe de victoire, mais c'est bizarre, le cheval ralentit, s'arrête, que se passe-t-il ? Va-t-il s'effondrer comme les autres? Et mourir d'épuisement, de déshydratation? Non. C'est Pieux qui tombe à terre. Hommes de piste et médecins accourent, les infirmiers avec le brancard, les journalistes avec les flashs. Pieux commence à leur raconter, tandis que le sang déborde maintenant de la botte. On ne va pas la retirer tout de suite, cette botte dont l'image fera le tour du monde, on ne sait pas encore la bouillie qu'il y a à l'intérieur.
Christophe Pieux se relève, le gladiateur n'est pas mort, il faut qu'il aille à la pesée pour que la victoire soit valable. Il la veut, cette victoire. Il les veut toutes. On le soulève, pas de civière pour les braves, il est debout, ça va, allons-y, le voilà qui traverse à cloche-pied la foule, soutenu par les épaules, jusqu'au pesage. De l'infirmerie, il ressort trois minutes plus tard pour monter sur le podium et brandir son trophée devant la foule. Qu'estce qu'on était heureux, ce jour-là!
L'idole imprévisible invente encore
La chute de Christophe Pieux, dimanche dernier, au départ de la course la plus dure de l'année.
Un an après, jour pour jour, la même course, avec le même cheval, encore plus favori que l'année d'avant. Moins de chaleur sur l'hippodrome, la piste est en parfait état. On a fait les photos la veille devant le rail-ditch and fence, pendant que son jeune fils s'entraînait au practice de golf installé au milieu de la pelouse de l'hippodrome. Quand il parle de son fils, on pense à sa femme, morte il y a quatre ans d'une rupture d'anévrisme. Cette jeune femme a tremblé pour lui tant d'années, et c'est elle qui disparaît. Homère nous a envoyé son dernier roman.
Dans Paris-Turf, Remember Rose fait la une, ce qui n'est pas toujours bon signe. Une page entière est consacrée à Christophe Pieux. Vingt personnes parlent de lui et, parmi elles, certaines qui ne l'aiment pas, ou plus, des jockeys qu'il aurait trahis pour obtenir les meilleures montes. Ou qui lui reprochent son style, inesthétique. Sinon, c'est un dithyrambe, un concours d'adjectifs, on n'en peut plus, et en même temps on aime ça, c'est la communion. On prie pour que tout se passe bien.
Il est 15 heures. Jusqu'ici tout va bien, en effet. Jean-Paul Gallorini est tendu comme une pelote basque. Le cheval est parfait. Christophe Pieux porte la casaque jaune et vert d'Ernst Iten. On défile. Le départ se fait devant les tribunes. Les 14 chevaux du Grand Steeple-Chase de Paris 2010 entrent dans l'aire de départ, ils voltent devant les élastiques qui doivent être lâchés juste avant que les chevaux ne s'élancent. Et c'est parti.
Mais qu'est-ce qu'il y a? Le peloton se resserre soudain, on dirait une grappe pressée par la main de Dieu, expulsant un petit pépin jaune et vert. Christophe Pieux, l'immense, le favori de la France entière, l'idole de tous est éjecté de son cheval, qui s'en va et le laisse là, seul, le cul dans l'herbe, ahuri.
Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Ils vont reprendre ce départ, j'espère, tout le monde l'attend. Non. C'est fini. Remember Rose a eu peur des élastiques lâchés trop tard, iI a pilé, et c'est «le coup du tiroir», Pieux est «passé par la fenêtre». Le starter descend de son escabeau géant pour prendre des nouvelles du jockey, qui se relève en se frottant la hanche. Il n'a rien. Juste le ciel qui vient de lui tomber sur la tête. Sinon, ça va, merci. Il faut dégager la piste avant que le peloton ne repasse par là. Peloton de quoi? Il n'y a plus de course, plus d'intérêt, plus de sport. Rien. On n'a d'yeux que pour le petit homme désolant qui rentre à pied. Je le suis aux vestiaires, il retire sa casaque avant de rejoindre la «salle des jockeys tristes», celle où les jockeys regardent à la télé la course dans laquelle ils ne montent pas. C'est à pleurer. Peut-être pleure-t-il d'écoeurement en découvrant le vainqueur : un cheval inférieur à Remember Rose de vingt longueurs.
Dans le hall des propriétaires, c'est l'émeute. Bartabas hurle au scandale, réclame la démission des commissaires, l'annulation de l'épreuve. On l'applaudit, mais que retiendra l'histoire de cette journée? Un homme, encore lui, toujours lui, qui aura trouvé le moyen de battre un nouveau record, et de faire sensation. Certes, il se serait bien passé de cet exploit. N'empêche qu'il vient d'entrer dans l'histoire des courses par une porte qui n'existait pas : il est désormais, en plus de tout, le premier jockey tombé au départ de la plus grande course de l'année.