"Il est probable que la Commission Européenne condamne de manière claire la France le 27 juin prochain"
A quelques jours de la décision de Bruxelles concernant la législation française des jeux d'argent en ligne, Maître Thibault Verbiest, avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, chargé d'enseignement à l'Université Paris I (Sorbonne), spécialiste du droit des jeux et nouvelles technologies, a répondu à nos questions.
Maître Thibaut Verbiest, pouvez-vous présenter vous présenter, vous et votre cabinet d’avocat. En particulier, pouvez-vous nous en dire plus sur votre activité d’avocat spécialisé en droit des jeux en ligne en Europe ?
J'ai fondé il y a 5 ans, avec trois associés, le cabinet ULYS http://www.ulys.net , basé à Paris et à Bruxelles. Nous sommes aujourd'hui une quinzaine d'avocats, tous spécialisés en droit des jeux, des nouvelles technologies, des médias ou de la propriété intellectuelle.
L'activité "jeux" couvre les jeux d'argent (casinos, paris sportifs, jeux-concours, en ligne ou non) mais aussi les jeux vidéos. Nous assurons des fonctions tant de conseil, de répresentation en justice (car les litiges se multiplient) que de lobbying. En effet, l'heure est aux discussions (âpres) avec la Commission européenne et les gouvernements nationaux pour trouver un modèle de régulation des jeux d'argent acceptable en Europe.
Nous devons donc être aussi présents au sein ces instances, afin de parler au nom de l'industrie, d'autant que nous représentons la plupart des opérateurs puissants sur ce marché.
Vous êtes reconnu pour votre connaissance du marché européen des jeux en ligne. Pouvez-vous nous faire un bref aperçu du droit en matière de jeux d’argent en ligne en Europe, selon les pays ?
De manière très schématique, on peut identifier trois catégories de politiques en matière de jeux en Europe :
- les Etats dit protectionnistes, qui entendent maintenir leur(s) monopole(s) en matière de loteries et paris, quitte à poursuivre des opérateurs provenant d'autres Etats membres. Il y a deux ans encore, ces Etats étaient majoritaires. Mais aujourd'hui la tendance s'inverse; seuls la France, le Portugal, le Danemark, les Pays-Bas et la Grèce sont à ranger dans cette catégorie
- les Etats dits libéraux, qui ont soit créé des licences de jeu en ligne, soit pratiquent une politique de franche tolérance. On peut citer le Royaume-Uni, Malte et Gibraltar, bien sûr, mais aussi la Belgique, l'Italie et l'Espagne.
- les Etats qui n'ont pas encore basculé dans un camp ou l'autre. L'exemple le plus marquant est certainement celui de l'Allemagne, où les tribunaux sont très majoritairement en faveur d'une reconnaissance du principe européen de libre prestation de services, mais où les gouvernements de plusieurs Länder continuent à résister à l'"invasion" des bookmakers, notamment autrichiens.
On a beaucoup parlé ces temps-ci des arrêts concernant l’affaire Gambelli et l’affaire Placanica . Certains y voient un pas important vers la libéralisation des jeux en ligne en Europe, d’autres font remarquer que ces décisions ne remettent pas en cause les monopoles nationaux. Qu’en est-il exactement ?
On a tout entendu à propos de ces arrêts. A vrai dire, il s'agit d'arrêts de Salomon, qui ne réglent fondamentalement rien. Tout ce qu'on peut dire avec certitude c'est deux choses :
- premièrement, la Cour de justice exige que l'Etat "protectionniste" prouve qu'il pratique chez lui, par le bias de ses monopoles, une politique de canalisation du jeu cohérente et systématique. C'est une notion floue, qui en gros répond à trois critères : (i) un marekting mesuré et qui ne cible pas les mineurs (ii) l'existence de campagnes de sensibilisation des joueurs sur le risque lié au jeu excessif et l'aide aux joueurs compulsifs (iii) l'existence d'une autorité de régulation et de contrôle indépendante, à l'image du CSA.
- deuxièmement, dans Placanica, la Cour de justice a limité la possibilité pour un Etat de poursuivre - en tous cas pénalement - un opérateur qui a été mis dans l'impossibilité d'obtenir une licence, et ce de manière discriminatoire et infondée. Ce serait le cas par exemple d'un casino français qui aurait demandé en vain au gouvernement d'être autorisé à offir du poker en ligne. Si le gouvernemet ne daigne pas répondre ou donne une justification insatisfaisante au refus, il ne sera pas possible ensuite de poursuivre le casino récalcitrant.
Dans quelques jours, la Commission Européenne devrait donner un avis sur les investigations en cours pour la France et l’Allemagne. Selon vous, peut-on s’attendre, au niveau européen, à une harmonisation des législations nationales ? Si oui, dans quel sens ?
Il est probable que la Commission condamne de manière claire la France le 27 juin prochain. La France aurait alors 2 mois pour changer sa législation, dans un sens plus ouvert à la concurrence intra-européenne. Mais on est encore loi d'une harmonisation des législations des Etats membres. La question qui fâche est .... fiscale. Entre Malte ou Gibraltar et la France, il y a un monde de différence en matière de pression fiscale. On voit mal le gouvernement français accepter de descendre ses taxes au niveau maltais (soit moins de 4%) !
Il faudra donc encore quelques années avant de parvenir à un accord global. Mais entretemps, la Commission et la Cour de justice auront continué à oeuvrer à une ouverture du marché, au profit des grands opérateurs européens, régulés et contrôlés, voire côtés en bourse.
Tous les jeux d’argent en ligne devraient-ils être traités (sur le plan du droit) de la même manière ? Casinos, paris en ligne, bingo, poker : verrait-on des distinctions ? Quel est le domaine qui paraît le plus mûr au niveau européen pour une harmonisation ?
Il ne serait pas absurde de traiter différemment des jeux dont le nature est fondamentalement différente. Entre le texas hold'em poker et le loto, il y a un monde de différence. Le premier est de plus en plus perçu comme étant un jeu de stratégie, à l'image du bridge, tandis que le second fait partie incontestablement des jeux de pur hasard. A cela s'ajoute la nature "addictive" des jeux qui varie très sensiblement d'un jeu à l'autre. On sait que le "rapido" et les machines à sous sont les jeux les plus addictifs, tandis que les paris sportifs en ligne sont généralement pratiqués de manière ludique, avec des mises très faibles.
Selon vous, la loi anti-jeux votée aux USA en fin d’année dernière peut-elle avoir un impact au niveau européen ? Si oui, dans quel sens ? Car il est difficilement imaginable d’avoir un marché européen libéralisé et un marché américain fermé : on le voit avec Antigua qui a porté plainte à l’OMC contre les USA pour atteinte aux règles du commerce international.
Tous les observateurs américains sont d'accord pour dire que cette législation américaine ne perdurera pas. Une proposition de loi légalisant le jeu en ligne est déjà en cours de discussion au Congrès. L'industrie attend avec impatience l'arrivée des Démocrates au pouvoir, afin de tourner la page à cette politique puritaine distillée par quelques sénateurs ultra-conservateurs. D'autant que la Commission européenne vient de prendre fait et cause pour Antigua, ce qui donne le ton des prochains mois...
Source Blog jeux argent 20 minutes.fr le 25 juin 2007