JS Bernatchez : le pari internet
Je me doutais bien que Loto-Québec avait le jeu en ligne dans sa ligne de mire depuis un bon moment, tellement ce marché gagne en importance et se dirige, à l'image du web lui-même, dans toutes les directions.
Alors, quand j'ai reçu son PDG, Alain Cousineau, en entrevue le 18 septembre dernier, à Classe économique, je lui ai demandé si la société d'État avait l'intention de se lancer dans les loteries ou les casinos sur Internet. À ma surprise, il s'était alors montré, sauf erreur de perception de ma part, plutôt prudent et peu empressé.
Il m'avait d'abord expliqué que, depuis quelques années, la Colombie-Britannique et les provinces de l'Atlantique en faisaient l'expérience et qu'il n'y avait pas d'« évidence démontrée que c'est une opération qui génère des bénéfices suffisamment importants. »
Il avait ajouté que Loto-Québec disposait déjà d'un des plus importants réseaux de distribution et qu'il ne fallait pas « l'antagoniser ».
Concernant les casinos en ligne, avait poursuivi M. Cousineau, on assistait à « tout un débat à l'échelle mondiale ». La France allait tenter sa chance à compter de janvier 2010. C'était déjà le cas en Suède, et l'Italie se dirigeait dans cette direction. Mais au contraire, les États-Unis penchaient en faveur de la prohibition du jeu officiel en ligne.
Conclusion du grand patron de Loto-Québec, lors de cet entretien du 18 septembre?
« On examine cette question-là. C'est sûr qu'il y a un taux de croissance assez important du jeu en ligne mais nous, il faut faire un examen approfondi avant d'envisager une telle perspective. C'est évident qu'on examine toutes les tendances dans notre environnement et qu'on examine ces questions-là. »
Au cours de cet entretien, M. Cousineau m'avait aussi dit que Loto-Québec n'avait jamais subi de pression du gouvernement québécois pour qu'elle augmente ses dividendes. Mais il avait reconnu que le remplacement de la loterie Super 7 par la Lotto Max s'expliquait par son essoufflement auprès de la clientèle et le besoin de maintenir le niveau des dividendes versés au gouvernement.
Les jeux sont faits
Trois choses m'ont frappé dans l'annonce, le 3 février dernier, que Loto-Québec se lançait dans le jeu en ligne.
1- Un examen rapide
Premièrement, la rapidité avec laquelle Loto-Québec aura procédé à « l'examen approfondi » dont le grand patron de Loto-Québec me parlait avant « d'envisager » de se lancer dans le jeu en ligne. À moins que ce dernier ait oublié de me dire que cet examen était déjà rendu à un stade avancé...
À peine deux mois après notre entretien, le 17 novembre, M. Cousineau annonçait devant la Chambre de commerce de Montréal qu'il souhaitait obtenir le feu vert du gouvernement du Québec pour aller de l'avant.
Et, moins de trois mois plus tard, il nous annonçait que le ministre des Finances du Québec, Raymond Bachand, lui en avait donné la permission. Début des jeux de hasard et d'argent de Loto-Québec à compter de septembre 2010.
2- Des motivations d'ordre social
Deuxièmement, j'ai été frappé par l'insistance du ministre des Finances lors de la conférence de presse, et celle du PDG de Loto-Québec en entrevue à la radio et à la télévision de Radio-Canada, sur les motivations d'ordre social qui justifiaient d'abord et avant tout ce choix de se lancer dans le poker et les autres jeux en ligne.
Le gouvernement québécois, nous a-t-on dit, a demandé à Loto-Québec de « canaliser l'activité de ce jeu vers un site sécuritaire, légal et intègre ».
On nous a cité la Suède, dont M. Cousineau m'avait parlé en septembre dernier, qui aurait réussi à détourner 30 % des joueurs de pokers en ligne des sites illégaux.
La société d'État a donc promis d'offrir aux joueurs des taux de retour stables, des jeux fiables, des mesures de contrôle du temps de jeu et des montants misés. On nous promet également d'empêcher les joueurs de moins de 18 ans d'accéder aux jeux.
Mais ces arguments n'ont absolument pas convaincu le directeur de la santé publique de la région de Montréal, le Dr Richard Lessard. Selon lui, les études démontrent qu'il s'agit d'une forme de jeu très dangereuse et il s'est dit particulièrement préoccupé par les conséquences de cette décision pour les jeunes adultes québécois. Il déplorait l'absence d'un débat public sur la question.
À Classe économique, mon collègue Claude Brunet me mentionnait que du côté de l'Institut national de la santé publique du Québec, la chercheuse Élisabeth Papineau était loin de se montrer rassurée par l'expérience suédoise:
« Sur le site du jeu en ligne, on a 20 % de joueurs considérés comme problématiques. C'est donc un cinquième des clients du site étatisé et ce qui nous préoccupe en fait, c'est que ces gens-là, il y en a la moitié qui ne jouait pas avant. »
3- Des retombées financières minimisées
Et troisièmement, j'ai été surpris d'entendre M. Cousineau minimiser les retombées financières du jeu en ligne pour sa société d'État. Cinquante millions en dividendes d'ici trois ans pour le gouvernement sur un total actuel de 1,6 milliard, a-t-il expliqué à Céline Galipeau au Téléjournal. Puis il a comparé la décision de Loto-Québec concernant le jeu en ligne à celle concernant le regroupement d'appareils de loterie vidéo dans des salons de jeu et la réduction de leur nombre.
Qu'a-t-on conclu chez Loto-Québec concernant l'absence d'une « évidence démontrée que c'est une opération qui génère des bénéfices suffisamment importants » dont il m'avait parlé en septembre? Elle n'est plus nécessaire?
Et qu'est-il advenu des risques « d'antagoniser » le réseau de distribution de Loto-Québec?
Un pari social ou financier?
Il est donc clair que l'on veut nous présenter ce nouveau pari de Loto-Québec d'abord comme un pari social plutôt que financier.
Si son PDG insiste sur la croissance fulgurante de l'industrie du jeu en ligne, 35 milliards de dollars dans le monde en 2012 dont plus de 1 milliard de dollars au Canada (et environ 100 millions en provenance du Québec), c'est pour justifier le besoin d'intervenir pour mettre de l'ordre dans l'offre de jeu en ligne.
Mais le ministre Bachand, lui, précise que les millions perçus permettront notamment de financer des « services essentiels, comme la santé et l'éducation » et de « lutter contre l'économie souterraine ».
À l'heure où ce dernier ne cesse de nous parler des difficultés auxquelles fera face le Québec pour assurer la pérennité des services publics, chaque dollar supplémentaire est bienvenu.
On pourrait être tenté de penser que le gouvernement s'est dit que parallèlement à une augmentation de la TVQ, et peut-être de divers tarifs dont ceux d'Hydro-Québec, pourquoi ne pas développer encore davantage le créneau des « taxes volontaires »? D'autant plus que les dividendes versés au gouvernement augmenteront au fur et à mesure que l'industrie du jeu en ligne poursuivra son essor.
Alors, selon vous, est-ce un pari social, financier, ou les deux à la fois?
Doit-on bel et bien conclure, comme l'a fait Loto-Québec, que la seule solution était d'offrir du jeu « légal » et « responsable »? Qu'est-il advenu de « ce débat à l'échelle mondiale » dont m'avait parlé M. Cousineau? Est-il si clair qu'il a été remporté par les partisans de l'intervention plutôt que par ceux de la prohibition?
Et tout compte fait, ce pari, qu'il soit social, financier ou les deux à la fois, sera-t-il gagnant ou perdant? Et pour qui?
source www.radio-canada.ca le 8 février 2010