Soucis avec l'approvisionnement en eau de Las Vegas
La ville des casinos s'inquiète pour son approvisionnement en eau au moment où elle regorge de nouveaux habitants. Le gigantesque projet de pipeline prévu pour pallier la baisse du Colorado ne fait pas l'unanimité.
On ne plaisante pas avec les fuites à Las Vegas. Francis Reyes, 24ans, est l'un des «flics de l'eau» de la ville. Au volant de sa voiture, il traque les gaspillages. Sa ronde ne l'amène pas si souvent que cela sur le célèbre Strip, où les casinos rivalisent de gigantisme et d'extravagance. Car ce ne sont pas les jeux d'eau du Bellagio, la fausse lagune du Venitian ou la piscine à remous du Mandalay Bay qui pompent inconsidérément. L'eau de ces hôtels-casinos tourne en circuit fermé. Les plus grosses éponges sont de banales pelouses.
Francis Reyes a repéré un filet scintillant dans un caniveau. Il sort de sa voiture, caméra numérique au poing. «Investigateur numéro 6618, le 7 mars à 11h55, débite-t-il dans le micro. Fuite dans un système d'arrosage au croisement des boulevards O'Bannon et Decatur.» Le propriétaire est épinglé pour la quatrième fois, il recevra une amende de 640 dollars (642francs). Les multirécidivistes peuvent en payer jusqu'à 5000.
C'est que l'heure est grave. La capitale économique du Nevada, l'Etat le plus sec de l'Union, avait pris l'habitude de dépenser l'eau sans compter. Or aujourd'hui l'eau manque.
Pour comprendre, il faut se rendre au bord du lac Mead, à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de la ville. Son bleu profond tranche dans le paysage désertique. La région ne reçoit que 10centimètres de pluie par an. C'est la construction du barrage hydroélectrique d'Hoover sur le fleuve Colorado, achevé en 1935, qui a entraîné la création du lac et permis le développement de Las Vegas. Mais aujourd'hui le providentiel château d'eau est à moitié vide. A ce rythme, l'une des deux conduites qui approvisionnent la ville sera bientôt inutilisable: son entrée va se retrouver au-dessus de la surface du lac en 2010.
Le puissant Colorado est mal en point. Chaque année, au printemps, sous l'effet de températures toujours plus élevées, la neige des montagnes rocheuses s'évapore au lieu d'alimenter le fleuve. La sécheresse dure depuis huit ans. Une étude publiée le 12 février par des chercheurs du centre Scripps d'océanographie de San Diego estime à 50% les chances pour que le lac Mead s'assèche complètement d'ici à 2021.
Et pendant que le lac se vide, Las Vegas grossit à un rythme ahurissant: 8000 nouveaux arrivants s'installent tous les mois. L'industrie touristique et le bâtiment sont les deux moteurs de cette croissance, seulement ralentie par la crise immobilière actuelle.
«Personne n'avait prévu la sécheresse que nous connaissons, confie Patricia Mulroy, directrice de la Southern Nevada Water Authority (SNWA). Nous devons nous préparer au pire.» Comment? En cherchant de l'eau.
D'abord, il faut parer au plus pressé, en construisant une troisième prise au fond du lac Mead. Ensuite, il s'agit d'encourager les économies. «Las Vegas est comme une adolescente, elle doit apprendre à vivre avec des contraintes», affirme Pat Mulroy.
C'est l'eau utilisée à l'extérieur des maisons qui est en cause. La SNWA mène donc la guerre au vert, en offrant 1,5 dollar pour chaque dixième de mètre carré de gazon transformé en «paysage désertique» de graviers et de plantes grasses. Mais cette politique permet seulement de gagner du temps. Car de nouveaux habitants s'installent, et par leur seul nombre réduisent à néant ces efforts.
Las Vegas va devoir aller chercher son eau au cœur du Nevada, à 500 km au nord, dans un gigantesque aquifère qui pourrait alimenter la ville «pour toujours, s'il est géré correctement», affirme Pat Mulroy. Le coût de la construction d'un pipeline (800 km de tuyaux) est estimé à plus de 3 milliards de dollars. Mais l'argent n'est pas un problème pour Las Vegas, qui génère 70% des revenus du Nevada. Ne dit-on pas dans l'Ouest américain que «l'eau coule vers l'argent»?
La ville trouve cependant des adversaires sur son chemin. «Le niveau de la nappe souterraine va baisser, explique le biologiste Jim Deacon, professeur émérite à l'université de Las Vegas. Les sources se tariront, les zones humides s'assécheront, les racines des plantes seront à sec.» Résultat: des centaines d'espèces animales et végétales seraient menacées.
Et puis, le centre du Nevada est habité. Plusieurs dizaines de milliers d'éleveurs y prélèvent de l'eau souterraine pour irriguer les terres qui produiront leur fourrage. Ils n'ont pas envie de partager. «Comment croire qu'ils vont prendre notre eau sans affecter la vie ici ?, lance Cecil Garland depuis son ranch de la vallée du Serpent, à 500 km au nord de Las Vegas. Tout mourra autour de nous. Et creuser plus profond nous coûtera trop cher. Nous serons ruinés.»
Le monde aurait tort de croire que Las Vegas est une anomalie, une pécheresse assoiffée née par accident du désert, qui doit retourner au désert. «Ce qui nous arrive va arriver très vite à d'autres», prévient Patricia Mulroy. Le Colorado faiblissant approvisionne 30 millions de personnes dans tout le sud-ouest des Etats-Unis.
Gaëlle Dupont, Las Vegas, Le Monde http://www.lemonde.fr
Mercredi 23 avril 2008